29/06/12
" je me nourris de cette insatisfaction/ que l'on nomme parfois lucidité "
" Art farouche "
Dans le poème j'ai fait mon lit
il attendait que je m'endorme
murmurant à mon oreille:
je suis une maison vide
plutôt qu'une couche douillette
une construction qui s'effondre
plutôt qu'un rêve insignifiant
Lui qui se fait appeler poème
possède des capacités volatiles:
il se dresse debout devant toi
dans son évidence de toujours-déjà-là
puis lorsque tu décides enfin de t'en emparer
il disparaît hors de portée
Le poème me dis-je il faut que tu l'habites
ce que tu lui as donné il ne te le rendra pas
comme la maison délabrée
où peu à peu tu as dressé ton lit
tu y as déposé ta vie ensuite tu es parti
ailleurs où était encore une autre vie
non pas la même continuée
mais la vie différente celle qui roule
alors que dans le poème tu l'arrêtes
et tu la figes et tu condenses la fureur
le mouvement le temps décomposé en humus
par où l'autre vie s'échappe
et grouille et séfface de trop peu d'outil
celui fruste et parfait qu'est ta main
que guide ton cerveau lui-même relié
à ce que l'on ne nomme pas l'innommé
le poème tu le forges rien n'est donné
dans l'espoir qu'un jour quelqu'un s'y attarde
et ce que tu as réalisé te ressemble
c'est là sa particularité sa part d'attracteur étrange
alors il te faut chercher toujours chercher
ne jamais t'arrêter ou laisser en l'état
surtout ne pas te répéter
bien que tu reviennes sans cesse sur tes pas
c'est la forme qui compte et qui raconte
fût-elle informe à ta façon
chez lui aujourd'hui n'a pas de sens
chez lui c'est toujours demain
pourtant après bien des années
et tellement d'échecs
( peu importe pour celui qui lit
qui dans le poème fait son lit
les tentatives valent autant
que d'authentiques satori)
tu tentes de nommer ton art
un mot qui ne doit pas t'effrayer
moi j'ai dit antipoème poésie sauvage
pour définir le mystère
ce qui m'échappe et me rassemble
je me nourris de cette insatisfaction
que l'on nomme parfois lucidité
jusqu'à ce qu'advienne la vérité d'aujourd'hui
qui sera sans doutte différent demain
de sauvage mon poème tenait
ce que tient l'animal
celui qui n'est pas domestiqué
que tu approches et dont tu ne disposes pas
qui se laisse caresser mais avec réticence
mon poème est rugueux violent dans la retenue
mon poème est insoumis
fleuve au cours tourmenté
il ne coule pas de source
tu dois accepter ses caprices
raison pour laquelle je le nomme farouche
et pour revenir à la maison que tu habites
ces ruines que tu as relevées à ton usage
ainsi qu'a celui de certains visiteurs
veille simplement à laisser la porte entrouverte
afin que le passant qui rôde dans les parages
puisse la pousser si l'envie lui prend
en général je m'en tire par une pirouette
ici cependant je n'en ferai rien
j'ai posé mon art farouche
et dans cette direction je m'en vais
à moins que je ne dévie sur le chemin
vers une autre vérité du lendemain
puisque la vérité
est la pire forme du mensonge.
Delaive, Serge. Trois poètes belges. Neuille-lès-Dijon: Éditions du Murmure, 2010, pp 79 - 81.
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