09/02/10

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C'est deux jours après cette lettre retrouvée que vous m'avez télèphonè, ici, aux Roches Noires, pour me dire que vous allez venir me voir.
Votre voix ao télèphone était légèrement altérèe comme par la peur, intimidée. Je ne la reconnaissais plus. C'était... je ne sais pas le dire, oui, c'est ça, c'était la voix de vos lettres que j' inventais justement, moi, quand vous aviez télèphoné.
Vous aviez dit: Je vais venir.
J'ai demandé porquoi venir.
Vous avez dit: Pour se connaìtre.
À ce moment-là de ma vie, que l'on vienne me voir ainsi, de loin, c'était un événement effrayant. Je n'ai jamais parlé, c'est vrai, jamais de ma solitude à ce moment-là de ma vie.(...)
Vous m'aviez dit qu'après ce coup de téléphone vous m'aviez téléphoné plusieurs jours d'affilée, que je n'étais pas là.(...)
Je vous ai encore demandé: Venir pourquoi? (...)
J'ai demandé quand vous arriviez. Vous avez dit: Demain dans la matinée, le car arrive à dix heures et demie, je serai chez vous à onze heures.
C'est du balcon de ma chambre que je vous ai attendu. Vous avez traversé la cour des Roches Noires.
J'avais oublié l'homme de India Song.
Vous étiez une sorte de Breton grand et maigre. Vous étiez élégant me semblait-il, très discrètement, vous ne saviez pas que vous l'étiez, ça ce voit toujours. (...)
C'était donc onze heures du matin, au début du mois de juillet.
C'était l'été 80. L' été du vent et de la pluie. L' été de Gdansk. Celui de l'enfant qui pleurait. Celui de cette jeune monitrice. Celui de notre histoire. Celui de l'histoire ici racontée, celle du premiére été 1980, l'histoire entre le très jeune Yann Andréa Steiner et cette femme qui faisait des livres et qui, elle, était vieille et seule comme lui dans cet été grand à lui seul comme une Europe.
Je vous avais dit comment trouver mon appartement, l'étage, le couloir, la porte.(...)
Et puis ça a été les coups à la porte et puis votre voix: C'est moi, c'est Yann.(...)Vous avez répété: C'est moi Yann. Avec la même douceur, le même calme.(...)
J'ai ouvert.
On ne connaît jamais l'histoire avant qu'elle soit écrite.(...)
On a parlé pendant plusieurs heures.
Toujours des livres on a parlé. Toujours, pendant plusieurs heures.(...)
Et puis le soir est venu. Je vous ai dit: Vous pouvez rester là, vous pouvez dormir dans la chambre de mon fils, qu'elle donnait sur la mer, que le lit était fait.(...)
Le premier soir vous avez dormi dans la chambre qui donne sur la mer. Aucun bruit n'est venu de cette chambre comme quand j'étais seule.(...)
Il y avait votre voix. La voix d'une incroyable douceur, distante, intimidante, comme à peine dite, à peine perceptible, comme toujours un peu distraite, étrangère à ce qu'elle disait, séparée. Encore maintenant, douze ans après, j'entends cette voix que vous aviez. Elle est coulée dans mon corps. Elle n'a pas d'image. Elle parle de choses sans importance. Elle se fait aussi.(...)
Vous vous êtes assis de nouveau face à moi et vous avez dit:
- Vous n'écrirez jamais l'histoire de Théodora?
J'ai dit que je n'étais jamais sûre de rien quand à ce que j'allais ou non écrire.(...)
Vous avez eu des larmes dans les yeux.(...)
On s'est couchés avec la lune dans le ciel sombre et bleu. C'est le lendemain qu'on a fait l'amour.
Vous êtes venu me rejoindre dans ma chambre. Nous n'avons pas dit un mot.
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Marguerite Duras in "Yann Andréa Steiner", Gallimard, Paris, 1992, pp 13 - 26.
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