29/04/11


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Seul l'homme peut être un ennemi pour l'homme, seul il peut lui dérober le sens de ses actes, de sa vie, parce qu'aussi il n'appartient qu'à lui seul de le confirmer dans son existence, de le reconnaître effectivement comme liberté. C'est ici que la distinction stoicienne entre les "choses qui ne dépendent pas de nous" et celles qui "dépendent de nous" s'avère insuffisante: car "nous" est légion et non pas un individu; chacun dépend des autres et ce qui m'arrive par les autres dépend de moi quant à son sens; on ne subit pas une guerre, une occupation comme on subit un tremblement de terre: il faut prendre parti pour ou contre et par là les volontés étrangères deviennent alliées ou hostiles. C'est cette interdépendance qui explique que l'oppression soit possible et qu'elle soit odieuse. Nous l'avons vu, ma liberté exige pour s'accomplir de déboucher sur un avenir ouvert: ce sont les autres hommes qui m'ouvrent l'avenir, ce sont eux qui, constituant le monde de demain, définissent mon avenir; mais si, au lieu de me permettre de participer à ce mouvement constructeur, ils m'obligent à consumer vainement ma transcendance, s'ils me maintiennent au-dessous de ce niveau qu'ils ont conquis et à partir duquel s'effectueront les nouvelles conquêtes, alors ils me coupent de l'avenir, ils me changent en chose. La vie s'emploie à la fois à se perpétuer et à se dépasser; si elle ne fait que se maintenir, vivre c'est seulemente ne pas mourir, et l' existence humaine ne se distingue pas d' une végétation absurde; une vie ne se justifie que si son effort pour se perpétuer est intégré dans son dépassement, et si ce dápassement n'a d'autres limites que celles que le sujet s'assigne lui-même. L'opression divise le monde en deux clans: il y a ceux qui édifient l'humanité en la jetant au-devant d'elle-même, et ceux qui sont condamnés à piétiner sans espoir, pour entretenir seulement la collectivité; leur vie est pure répétition de gestes mécaniques, leus loisir suffit tout juste à la récupération de leur forces; l'oppresseur se nourrti de leur transcendance et se refuse à la prolonger par une libre reconnaissance. Il ne reste à l'opprimé qu'une solution: c'est de nier l'harmonie de cette humanité dont on prétend l'exclure, c'est de faire la preuve qu'il est homme et qu'il est libre en se révoltant contre les tyrans. Pour prévenir cette révolte, une des ruses de l'oppression sera de se camoufler en situation naturelle: puisqu'en effet on ne saurait se révolter contre la nature. (...) La lutte n'est pas de mots ou d'idéologies, elle est réelle et concrète: si c'est cet avenir qui triomphe et non celui-là, c'est l'opprimé qui se réalise comme liberté positive et ouverte, c'est l'oppresseur que devient un obstacle, une chose..
Il y a donc deux manières de dépasser la donné: il est très différent de poursuivre un voyage ou de s'évader de prison. Dans les deux cas le donné est présent dans son dépassement; mais dans un cas, présent en tant qu'accepté, dans l'autre, en tant que refusé, et cela fait une radicale différence. Hegel a confondu ces deux mouvements sous le vocable ambigu de "aufheben"; et c'est sur cette ambiguitè que repose tout l'édifice d'un optimisme qui nie l'échec et la mort; c'est là ce qui permet de regarder l'avenir du monde comme un développement continu et harmonieuse; cette confusion est la source et aussi la conséquence, elle est un parfait résumé de cette mollesse idéaliste et verbeuse que Marx reproche à Hegel (...).La révolte ne s'intègre pas au développement harmonieux du monde, elle ne veut pas s'y intégrer, mais bien exploser au coeur de ce monde et en briser la continuité.

Simone de Beauvoir in "Pour une morale de l' ambiguité ", Éditions Gallimard,
Paris, 1974, pp 118 - 122.
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