25/08/11

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 " La Pitié"

1

Je suis un homme blessé.

Et je voudrais m'en aller,
Je voudrais enfin arriver,
Pitié, lá où l'on écoute
L'homme seul avec lui-même.

Je n'ai que superbe et bonté.

Et je me sens en exil entre les hommes.

Mais je suis en peine pour eux.
Serais-je indigne de rentrer en moi?

J'ai peuplé de noms le silence.

Ai-je dépecé tête et coeur
Pour être asservi à des mots?

Je règne sur des fantômes.

O feuilles sèches,
Âme emportée cà et là.

Mais je hais le vent, et sa voix
De fauve sans mémoire.

Dieu, ne te connaissent-ils plus,
Ceux qui t'implorent, que de nom?

Tu m'as chassé de la vie.

Me chasseras-tu de la mort?

L'homme est peut-être indigne même d'espérer.

Même la source du remords est-elle à sec?

Q'importe le péché
S'il n'est plus voie de pureté?

La chair à peine se rapelle
Qu'elle fut un jour si forte.

L'âme est folle, et vermoulue.

Dieu, regarde notre faiblesse.

Nous rêvons d'une certitude.

Tu ne nous railles même plus?

Compatis donc, cruauté.

Je n'en peux plus d'être muré
Dans le désir sans amour. 

Montre-nous quelque trace de justice.

Qu'est-ce que c'est, ta loi?

Foudroie nos pauvres émois,
Délivre-moi de l'angoisse.

Je suis las de hurler sans voix.

2

Chair de mélancolie
Où foisonnait jadis la joie,
OEil demi-clos du réveil harassé,
Âme trop mûre, vois-tu
Celui que je serai sous terre?

Le chemin des morts passe en nous.

Nous sommes le fleuve des ombres,

Elles sont le grain qui éclate dans nos rêves,

Elles sont la distance qui nous reste,

L'ombre qui donne poids aux noms.

Notre sort ne serait-il rien
Que l'espoir d'un ramas d'ombres?

Toi, Dieu, ne serais qu'un songe?

Ce songe, au moins, téméraires,
Nous voulons qu'il te ressemble.
Il est le fruit de la plus claire folie.
Il ne tremble pas au fil des paupières
Comme aux branches nuageuses
Les moineaux du matin.

Il est en nous qui pleure, mystérieuse plaie.

3

La lumière qui nous meurtrit
Est un fil toujours plus ténu.

N'éblouis-tu plus sans tuer?

Donne-moi cette joie suprême.

4

L'homme, monotone monde,
Croit agrandir son empire
Et de ses fiévreuses mains
Ne sortent jamais que des bornes.

Suspendu sur le vide
A un fil d'araignée,
Il ne craint et ne séduit
Jamais que son propre cri.

Il répare la ruine en dressant des tombeaux,
Et por te penser, Éternel,
Il n'a rien que blasphèmes.

 Giuseppe Ungaretti in "Vie d'un homme - Poésie 1914-1970 ", Éditions de Minuit-Gallimard,
Paris, 1973, pp 177 - 180 (Traduit de l'italien par Philippe Jaccottet ).
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