03/01/10

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" Humanisme et hermétisme chez Thomas Mann"

L' oeuvre de Thomas Mann se situe dans la catégorie très rare du classique moderne, c'est-à-dire de l'oeuvre encore récente et point du tout indiscutée, mais au contraire sans cesse reprise, rejugée, examinée sur toutes ses faces et à tous ses niveaux, digne de servir à la fois de pierre de touche et d'aliment. De telles oeuvres nous émeuvent, à la cinquième lecture, par des raisons différents de celles qui nous les firent aimer à la première, ou même opposées à celles-ci.(...)Les Buddenbrooks(...) laisse à nu le document humain, le drame de l'homme aux prises avec les forces familiales ou sociales qui l'ont construit et qui peu à peu vont le détruire. L'élément de nouveauté ou de contemporanéité d'un roman comme La Montagne magique, si fortement centré sur la description d'un temps et d'un lieu, ne nous cache plus l'arrière-plan véritablement a-temporel et cosmique du chef-d'oeuvre; la donnée sensuelle, qui troublait naquère dans La Mort è Venise, ne prend plus par surprise le lecteur d'aujourd'hui, lui laissant ainsi toute liberté de méditer à loisir sur une des plus belles allégories de la mort qu'ait produites le génie tragique de l'Allemagne.
OEuvre allemande: allemande par la méthode de l'hallucination mise au service de fait, par la recherche d'une sagesse magique dont les secrets chuchotés ou sous-entendus flottent entre les lignes, destinés, semble-t-il, à rester volontairement le plus inaperçus possible, par la présence de ces grandes entités qui hantent la méditation germanique, l'Esprit de la Terre, les Mères, le Diable et la Mort, une mort plus active, plus virulente qu'ailleurs, mystérieusement mêlée à la vie elle-même et parfois douée des attributs de l'amour. Allemande, cette oeuvre l'est encore par la solide structure symponhique, par le caractère contrapontique de ses parties élaborées au cours de plus d'un demi siècle. Mais cette pâte germanique a, comme l'Allemagne elle-même, été travaillée de ferments étrangers: c'est à la Grèce des Mystères que le héros de La Mort à Venise et celui de La Montagne magique doivent leur suprême révélation; la pensée juive, et talmudique ou cabbalique encore plus que biblique, imprègne les savantes circonvolutions du Joseph, et cela à une époque où l'État allemand décrétait la destruction d'Israel.(...) Enfin, pour l'Allemande typifiée qu'est Mme von Tummler, le fantôme de l'amour est un fantôme anglo-saxon; pour Hans Castorp et pour Gustav von Aschenbach, les fantômes de l'amour sont des fantômes slaves.
Ces matériaux si divers s'élaborent en une masse qui fait penser aux lentes stratifications géologiques plutôt qu'aux constructions précises et délibérées de l'architecture. Le méticuleux réalisme de Mann, ce réalisme obsédé qui caractérise si souvent la vision allemande, sert d'eau mère aux structures cristalines de l'allégorie; il sert aussi de lit à la coulée quasi souterraine du mythe et du songe. La Mort à Venise, qui s'ouvre par le récit réaliste d'une promenade dans la banlieue de Munich, ne nous épargne rien des horaires de trains et de paquebots, des bavardages d'un barbier et des tons voyants d'une cravate(...) tout en dessous coule, inépuisable et brûlante, secrètement issue d'un symbolisme plus antique, la grande rêverie d'un homme en proie à sa propre fin, tirant de son fonds la mort et l'amour. La Montagne magique est la description fort exacte d'un sanatorium en Suisse alémanique vers 1912; ele est aussi une somme médiévale, una allégorie de la Cité du Monde; elle est enfin l'épopée d'un Ulysse du gouffre intérieur, livré aux ogres et aux larves, abordant en soi la sagesse à la façon d'une modeste Ithaque(...) Naphta et Settembrini sont-ils d'authentiques portraits, à peine caricaturaux, d'originaux dont tout est noté, le vêtement, l'état de santé, les moyens de subsistance, les manies intellectuelles et les tics de langage? N'existent-ils plutôt que pour signifier ce qu'ont d'arrogant et de vain la plupart de nos discussions philosophiques; avons-nous avec eux, poussée ad absurdum, une conversation de café sur un glacier?(...) Réalité, allégorie et mythe se fondent les uns dans les autres; par une sorte de circulation constante, tous rentrent continuellement au sein de la vie, d'où ils sont nés.
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Marguerite Yourcenar In "Sous bénéfice d'inventaire", Gallimard, Paris,
1978, pp 265 - 269.
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Nota - O que pode parecer presunção é apenas comodidade: quando saiu a tradução portuguesa deste livro eu já tinha a obra lida, sublinhada e anotada na sua versão original, pelo que não fui, obviamente, duplicar o trabalho.
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